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  • Photo du rédacteurJean-Baptiste Chauvin

Improvisation appliquée et/ou impliquée ?


Depuis quelques années déjà, on entend parler de plus en plus d'improvisation appliquée. Si le terme nous vient des USA, notamment à travers l'émergence de mouvements internationaux comme AIN (Applied Improv Network), la pratique est aussi vieille que l'impro contemporaine. Depuis que l'impro est (re)-devenue un spectacle à part entière (disons dans les années 70), mais antérieurement aussi avec le Théâtre forum d'Augusto Boal, le jeu dramatique de Jacob Levi Moreno ou les Improv Games de Viola Spolin, les expérience appliquant l'improvisation sont nombreuses.

Mais de quoi s'agît-il ? L'improvisation appliquée se définit finalement de façon assez simple: C'est l'utilisation de l'improvisation à des fins autres que celles de la représentation. Donc à des fins pédagogiques, de formation, thérapeutiques, de développement personnel, de compétences transverses, de savoir-êtres... Le champ est tellement vaste qu'on a souvent tendance à voir dans l'impro un remède à tout. Et c'est bien le problème. Car au final, tout justifie l'utilisation de l'impro, et du coup son commerce.

Depuis quelques temps le nombre de coachs en impro, de formateurs spécialistes, ou de cabinets conseils utilisant l'impro explose. Tout le monde vend de l'impro. Mais qu'y a t'il derrière tout ça en termes de concept, de valeurs, ou même de philosophie ?

Quand j'interviens avec un public qui ne connait rien à l'impro, ma première question est toujours la même: Qui sait improviser ici ? J'ai en général deux ou trois mains timides qui se lèvent. Et ma réponse est toujours la même: Vous savez tous improviser car vous avez tous été les meilleurs improvisateurs du monde: vous avez tous été des enfants. Vous savez tous créer des actes et de la parole dans l'instant. On produit chaque jour des milliers d'actes et de paroles spontanés. Le philosophe Bernard Stiegler disait même: quand on pense, on improvise, sinon, on ne pense pas. Improviser c'est dans notre nature.

Donc déjà, vendre de l'impro, c'est un peu comme vendre du sable au Sahara. L'impro est partout.

Ce qui nous intéresse au fond, c'est le moment où on n'est plus capable de produire des actes et de la parole de façon spontanée. Donc ce qui nous intéresse, ce n'est pas à l'improvisation, mais ce qui nous empêche d'improviser. Grosse nuance.


Je continue mon petit jeu de questions réponses: Qu'est ce qui nous empêche d'improviser ? La peur de l'autre, du groupe, une situation nouvelle, l'inconnu... Quelles situations nous bloquent, nous tétanisent ? un rendez-vous important, un entretien d'embauche, une situation d'urgence, quand il y a un conflit... En tournant autour du pot on arrive à isoler une notion générique: l'enjeu. Quand il y a un enjeu, improviser devient difficile, voire impossible. Et c'est là que nous, improvisateurs de théâtre, qui expérimentons régulièrement l'enjeu de la scène, avons des choses à transmettre.

Dans un enjeu, il y a deux choses: un objectif, un but à atteindre, une volonté forte, ou encore une injonction, un danger... Et puis il y a une temporalité. Si le temps n'est pas contraint, il n'y a pas d'enjeu.

Notre objectif en tant que comédiens improvisateurs, c'est de raconter une histoire, incarner des personnages, et notre temporalité, c'est le fait qu'il y a un public qui est là pour un temps donné et qui attend de nous un résultat. L'objectif du manager, c'est de motiver une équipe dans un but économique, et le temps est contraint par la concurrence, une direction qui attend des résultats. Pour un jeune en insertion, l'objectif c'est de trouver un boulot, et la contrainte temps va être les mois sans salaire, mais aussi convaincre pendant un entretien...


Pour nous l'objectif est d'aller sur scène mais avec l'improvisation appliquée, le but n'est pas d'aller sur scène. De fait l'objectif visé par le participant, au final, nous concerne peu et nous sommes peu légitimes pour le questionner. En faisant de l'improvisation appliquée, nous agissons principalement sur la temporalité. Nous apprenons à des gens à improviser (ce que tout le monde sait faire) avec une contrainte de temps. Bien sûr on peut nuancer le propos dans la mesure ou de nombreux coachs en impro ont une connaissance de l'entreprise et peuvent avoir de l'influence sur l'objectif visé (objectif managérial, commercial...), mais notre sujet principal reste la temporalité.

Donc notre mission peut paraitre finalement assez simple: avec quelques exercices sur la gestion du temps, on devrait s'en sortir. Sauf que les mécanismes qui rentrent en ligne de compte pour improviser avec un enjeu sont extraordinairement complexes: mécanismes psychologiques, pression sociale, contraintes professionnelles, familiales... Il nous faut passer au dessus des obstacles, des freins, des alertes que notre cerveau (de façon consciente ou inconsciente) a programmés. Car notre cerveau est notre meilleur ennemi quand on improvise. Bien sûr qu'il agît avec nous, mais parmi ces fonctions premières il y a celles de prévoir, d'anticiper, de programmer ce qui va se passer, et d'analyser ce qui vient de se passer pour garder une trace de l'expérience. Le cerveau n'aime pas trop l'instant présent, surtout quand il échappe à son contrôle. Il préfère le futur et le passé.

Le plus fou peut-être, c'est que notre cerveau est conforté par une société qui a érigé l'anticipation en doctrine: sécurité (caméras, fichier S), principe de précaution, prévisions de croissance... L'improvisation devient même un terme péjoratif pour disqualifié celui qui n'a pas anticipé. La crise du COVID a d'ailleurs bien mis en avant cette incapacité de notre société à accepter l'imprévisible, et encore plus l'incertitude.

L'incertitude! Nous arrivons là à une des clefs de notre implication dans la construction du monde avec notre improvisation appliquée. Pour nous comédiens improvisateurs, l'incertitude c'est un terrain de jeu, et nous pouvons nous le permettre car nous avons ouvert les portes de notre imaginaire, et ce que nous produisons est fictif, irréel, sans conséquences sur la vraie vie. Une impro ratée est juste une impro à oublier. Alors que pour le commun des mortels, l'incertitude est un abyme, un sujet d'angoisse, un activateur de mal-être. Et c'est là que nous avons un rôle formidable à jouer, car nous, nous avons l'incertitude joyeuse. Dans l'incertitude nous trouvons du plaisir, mais aussi des émotions fortes que nous procurent le fait de construire ensemble, de s'amuser de nos personnages et de notre imagination. Et ça, c'est réel. Les émotions que nous avons en improvisant, ce ne sont pas seulement les émotions de nos personnages, ce sont bel et bien les émotions que nous ressentons nous, et qui nous construisent en tant qu'être humain.

En faisant de l'improvisation appliquée, notre quête devrait, à mon sens, être toujours celle là: Faire de l'incertitude un révélateur d'émotions positives, car de fait ça en fera un révélateur d'humanité. Et notre moteur, c'est le jeu. On joue à expérimenter la vraie vie, sans conséquence directe sur notre vraie vie. Sauf que l'expérience acquise est soigneusement rangée par notre cerveau (il adore ça ranger!) au rayon des expériences positives. Nous agissons ainsi à faire des incertitudes une occasion de créer du lien humain, et ce quelque soit la situation: en entreprise, lors d'un entretien d'embauche, ou même dans une relation compliquée, conflictuelle... Quel bonheur j'ai eu le jour où après deux heures d'atelier, j'ai réussi à mettre des banquiers à quatre pattes en bêtes féroces, face à d'autres banquiers en sauvages, cravate autour de la tête.

Si nous ne prenons pas cette mission à coeur, nous risquons de devenir des dompteurs du temps, et on louera nos services pour apprendre à des managers, des commerciaux, ou tout autre profil, à transformer l'instant en certitude: "Maitriser ses émotions", "Négocier sans peur" , "Avoir la tchatche", "Improviser, ça ne s'improvise pas" (Ha oui, pouvons nous bannir à jamais cette formule aussi creuse que "Cuisiner, ça ne se cuisine pas" ou "Bricoler, ça ne se bricole pas". J'ai d'ailleurs déjà écrit un petit post là-dessus ). L'improvisation peut apprendre à faire de l'imprévu un tremplin plutôt qu'un obstacle. Et c'est pour cela qu'elle s'applique à presque tous les domaines, car nous ne nous adressons pas à des managers, des collégiens ou des agents de santé. Nous nous adressons à des humains.


Alors si nous faisons de l'improvisation appliquée, soyons des improvisateurs impliqués.

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