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  • Photo du rédacteurJean Baptiste Chauvin

L'impro n'est pas un gadget


Le récent projet de réforme des collèges a mis sur le devant de la scène médiatique une pratique fort mal connue, décriée, critiquée, pratique que pourtant des dizaines de milliers de français affectionnent: l’improvisation théâtrale.

La forme de l’annonce faite par le premier ministre dans l’interview qu’il a accordé au magazine l’Oeil, avait certes de quoi fausser le jugement : « Intégrer dans nos écoles l’art d’improviser tel que le porte Jamel Debbouze ». On pouvait s’attendre à quelques vindictes saignantes quant à l’opportunité de promouvoir cette pratique trop ludique pour être honnête, mais de là à voir surgir une horde belliqueuse de jansénistes de l’éducation, anti-pédagogistes primaires ou chroniqueurs mondains, tous plus ignares les uns les autres de ce qu’est réellement l’improvisation théâtrale, amalgamant impro et stand-up, reléguant Jamel au rang de ceux dont la parole n’est que tolérée, tout en revendiquant l’enseignement académique, celui qui ne se fait que dans la souffrance, celui d’une France nostalgique de l’époque où la moitié d’une classe d’âge n’atteignait pas le certificat d’études, a laissé plus d’un improvisateur coi.

Messieurs Bruckner, Bilger, Bentolila, Brighelli, madame Polony et consort, vous ne connaissez pas votre sujet.

Pour commencer, il n’a jamais été question de faire de l’improvisation une discipline obligatoire, et l’avoir cru est aussi bête que de l’avoir écrit. Il n’a jamais été question non plus de faire de l’improvisation un pis aller du latin, de l’allemand, d’un cours d’histoire ou même de remplacer les autres activités artistiques. L’avoir cru est là aussi révélateur du manque de pertinence que vous mettez dans votre fiel. Polémiquer sur cette réforme, c’est votre droit, mais faire de l’improvisation l’étendard d’un gouvernement que vous piétinez à loisir, ce n’est pas juste, et une toute petite ouverture d’esprit vous en aurait dissuadé.

Contrairement à ce que vous pensez, l’improvisation théâtrale n’arrive pas dans le débat comme un cheveu sur la soupe. Si le gouvernement s’intéresse à cette pratique, si le président de la république s’est déplacé lui-même par deux fois pour découvrir des collégiens pratiquant le match d’improvisation, vous pouvez voir cela comme du clientélisme, mais nous, nous le voyons comme le fruit d’un long travail de plus de vingt ans pour promouvoir cet outil pédagogique dont les résultats s’apprécient bien au delà de la réussite emblématique de Jamel Debbouze. Et si Jamel soutient autant les projets de développement, si il a fait ce qu’il fallait pour que de grandes fondations comme Culture et diversité s’investissent, c’est parce qu’il sait, lui, plus que tout autre, ce qu’il doit à cet art, cet espace de création, lui le petit beur de banlieue, handicapé, que tout le système éducatif prédestinait à gonfler la grande cohorte des exclus, des relégués, vivier privilégié des réseaux de la drogue ou des recruteurs au djihad.

Donc non, l’improvisation n’est pas un gadget, et proposer dans les collèges une pratique artistique qui favorise l’écoute, la construction de soi, l’apprentissage de l’interaction à autrui, ou le tant galvaudé « vivre ensemble » n’est pas un projet anecdotique, une lubie gouvernementale ou un jouet pédagogique pour amuser une jeunesse incapable de s’appliquer à suer sang et eau pour ingurgiter des savoirs doctement déversés sur sa tête.

L’improvisation théâtrale a la volonté démesurément absurde de former des hommes et des femmes libres, des hommes et des femmes maîtres de leur destin, qui ne laissent pas les carcans, les dogmes et les modèles construire leur avenir. Des hommes et des femmes soucieux de l’autre car ils savent qu’ils ne peuvent pas faire sans lui, des hommes et des femmes capables de vivre le moment présent dans toute sa dimension humaine et de se déjouer du calcul égocentrique qui ne propage que l’aigreur, la frustration sociale et le conflit. Oui, ceux et celles qui enseignent l’improvisation ont cette prétention pour nos jeunes, et ceux et celles qui la pratiquent ont la volonté, par cette discipline, d’accéder à un monde humainement meilleur.

Pourquoi alors l’improvisation nous priverait des belles lettres, de la culture savante, et de tout ce qui fait notre richesse patrimoniale. C’est notre matière première, et apprendre à improviser c’est apprendre à puiser dans cette culture, mais aussi dans celle des autres car les trésors sont partout. Par l’improvisation, nous rentrons en connexion avec l’autre, mais aussi avec son histoire, son patrimoine culturel, son imaginaire.

L’improvisation, à bien des égards, répond à tous les manques d’une société qui se perd dans sa propre folie consumériste. Elle déjoue humblement les travers de la sainte croissance brandie comme règle absolue du bonheur universel. Ce n’est pas un hasard si l‘entreprise se tourne de plus en plus vers cette pratique, espérant y trouver parfois une solution miracle à tous les maux qu’elle a elle-même engendrée : manque de communication, gestion du stress, gestion d’équipe…

Cette improvisation que vous fustigez redonne du sens à notre humanité. Elle fait partie de notre vie, d’autant que les meilleurs improvisateurs sont nos propres enfants. Donnons leur le goût de ne pas oublier ce qu’ils sont. Et n’oublions pas que l’improvisation n’est pas l’instant oisif d’un égarement soudain, mais la clef entre notre passé et notre futur. Sans cette approche de l’instant, du ici et maintenant, nous verrions nos enfants comme des êtres associaux, Bach et Beethoven comme des égarés juvéniles, Keith Jarett ou John Coltrane comme des déviants notoires.

L’improvisation, telle que nous la pratiquons et l’enseignons est un art oratoire, un art théâtral. Mais notre but n’est pas de faire de nouveaux Jamel, dont la reconnaissance ne se mesurerait que chez Médiamétrie, mais de faire de chaque génération que nous touchons, une génération marquée par le sceau de l’émancipation. Le monde de demain leur appartient, mais tout tourne si vite que les meilleures armes qu’on puisse leur donner sont l’adaptation, l’anticipation, l’écoute et la construction relationnelle.

Laissez nous leur enseigner cela et vous montrer que les modestes éducateurs que nous sommes peuvent apporter un peu de quiétude avec cet outil que nous maitrisons si bien.

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